La « bête » mystérieuse de l’étang de Vergne-la-Bouisse.
Trois heures à l’affût dans la lande. – Des cris étranges et terrifiants. –Cinquante fusils ui ne partent pas. – Des centaines d’hypothèses…
C’est en vérité une étrange histoire que celle de la bête mystérieuse de l’étang de la Vergne-la-Bouisse.
Nous en avons entretenu hier, rapidement nos lecteurs.
Imaginez-vous que depuis bientôt quinze jours les hameaux disséminés dans la lande et dans la forêt autour de Villosanges et de Montel-de-Gelat, vivent dans une terreur folle d’un animal inconnu qui, à heure fixe, manifeste sa présence par des cris puissants et bizarres qui tiennent à la fois du meuglement du taureau, du glapissement du chacal, du barrissement de l’éléphant, du bramement du cerf et du hululement de l’oiseau de nuit.
On avait cru tout d’abord qu’i s’agissait d’un cerf égaré fuyant les chasses de la Corrèze et qui, le soir, à l’heure trouble où la nuit tombe et où les eaux glauques de l’étang se rident comme un beau miroir d’azur frissonnant, pleurait sa solitude et jetait aux étoiles sa plainte d’amour.
On avait imaginé aussi que ce pouvait être là que le représentant fabuleux d’une race éteinte qui, échappé peut-être des profondeurs du sol, était venu se réfugier dans les eaux calmes de l’étang.
D’autres affirmaient qu’il s’agissait en réalité d’un oiseau migrateur jusqu’ici inconnu, ou encore, d’une sorte de « grenouille taureau », à moins que ce ne soit un monstre venu là à la faveur du repeuplement de l’étang avec des espèces d’anguilles étrangères au pays.
Mais que ne dit-on pas ?
S’il fallait retenir toutes hypothèses proposées par la sagacité des habitants de la région, la mémoire d’un homme n’y suffirait pas.
Cerf, monstre antédiluvien, grenouille énorme, phoque, lamantin ou plaisantin, qu’importe ; un fait existe, réel, patent, contrôlé par les affirmations définitives de braves gens qui n’ont aucun intérêt à farder la vérité : dès que le jour décline, de l’étang de Vergne-la-Bouisse montent des clameurs dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont étranges et terrifiantes en raison même de leur étrangeté.
A vrai dire, je ne ressens aucun goût pour les expéditions lointaines qui relèvent plutôt de la tradition tarasconnaise. Ainsi n’est ce point sans un certain scepticisme auquel s’alliait un peu de mauvaise humeur que je déférais au désir qui me fut exprimé par un rédacteur en chef à l’affût de l’actualité, d’aller voir ce qui se passait autour de ce fameux étang.
Eh hier ! je vous le dit tout net : je ne regrette point le temps passé par cette belle journée avant coureuse des délices printanières, dans la boue des cheminements forestiers ni la longue attente, de trois heures derrière un bouquet de genévrier.
D’abord, ne croyez pas qu’il soit facile de gagner l’étang de Vergne-la-Bouisse.
Je défie bien le lecteur le plus averti de la lecture de la carte d’état-major de retrouver son chemin à travers les taillis et les hautes futaies de la forêt de Roche.
Mais refaisons ensemble, si vous le voulez bien, l’itinéraire qui s’impose à tout visiteur curieux d’entendre « hurler la bête ».
Vous quittez la coquette bourgade de Villosanges après avoir pris la précaution de vous faire précéder par un guide qui allie à une parfaite connaissance du pays, l’instinct sûr du pigeon voyageur. Je ne vous souhaite qu’une chose, c’est que ce guide possède la même érudition vocale, la même facilité d’évoquer les grands faits historiques de la région que celui qui guida hier mes pas dans le « Maquis de la Roche » : M. Bernard, le très sympathique instituteur de Villosanges.
Si ce guide réunit les qualités que je vous indique, il vous fera admirer en passant les ruines du château de Chauvans où naquit saint Amable, que depuis les Riomois ont choisi comme patron ; il vous indiquera au passage l’Hermitage où ce saint se prépara à sa béatitude éternelle, en contemplation et macération de toutes sortes. Et enfin, grâce à lui, vous aurez la joie de contempler un chef-d’œuvre de l’art lapidaire médiéval, une croix du XIIIe siècle, dite croix de Saint-Amable, qu’un administrateur diligent et avisé restaura en 1824. Grâce à lui, vous ferez un tour d’horizon et vous découvrirez au loin l’arbre des Quatre-Curés, ainsi dénommé parce qu’il se dresse sur quatre paroisses différentes, ou encore, sur les limites de la Creuse, l’emplacement de l’arbre dit « du Traité », sous lequel Louis XI, dont la récompense sera d’avoir été chanté par Paul Fort, le prince des poètes, signa dit-on, le fameux traité connu dans l’histoire sous le nom de « Traité de Riom ». Vous apprendrez que la forêt de Roche, dans laquelle vous cheminez en devisant, fut autrefois un bien royal provenant de la succession des Dauphins d’Auvergne, et que le bon roi Louis XI avait accordé aux « riverains » de cette forêt un droit de pacage. Cela fut même l’occasion d’une chicane assez curieuse entre ces « riverains » et le roi lorsque celui-ci, pressé par les besoins d’argent, voulut aliéner la dite forêt.
A la suite d’une transaction intervenue entre le représentant de l’autorité royale et des riverains, ces derniers autorisèrent le roi à vendre, et donnèrent mainlevée de leurs droits de pacage, moyennent quoi le roi, qui était bon prince – en l’espèce Charles X, héritier de Louis XI – leur accorda la concession de terrains qui, depuis, sont désignés dans la région sous le nom de « vacants de Froteix », du nom du terroir où ils sont situés.
Lorsque vous aurez appris tout cela, vous arriverez sur le bord d’un entonnoir, au fond duquel repose, enchâssé dans un écrin de forêts, l’étang de Vergne-la-Bouisse, connu autrefois sous le nom de « Creux de la Boulangère » ou encore de « Nid de la Poule » - étang dans lequel justement, aujourd’hui, il se passe quelque chose. Vous voyez que nous revenons à la fameuse bête.
Deux choses ne manqueront pas de vous frapper : le pittoresque du site et l’animation inaccoutumée qui règne sur ces bords enchanteurs.
En effet, depuis que la fameuse bête s’est manifestée d’une façon pour le moins intempestive, l’étang de Vergne-la-Bouisse, est devenu la promenade d’élection de tous les gens des environs, quelque chose comme le lien commun de leur curiosité.
Et pour que vous ayez ce sens du ridicule qui manque à beaucoup de gens, vous serez saisi d’une douce gaité à la vue de la nuée de chasseurs venus là sous le prétexte fallacieux de chasser la bécasse mais en réalité dans l’espoir secret d’abattre « la bête » et qui, avec des mines de trappeurs, le doigt sur la gâchette, épient chaque repli de terrain et tressaillent au moindre bruit.
Malgré vous, vous évoquerez Tartarin, la Tarasque, les « Chasseurs de casquettes ».
La vérité doit m’obliger à confesser que nous-mêmes, nous offrions hier ce spectacle amusant, alors qu’à l’affût, derrière un genévrier hérissé de piquants, la main en visière, nous écarquillions nos yeux dans l’espoir d’arriver à prendre dans notre ligne de mire cette fameuse « bête ».
De tous côtés, vous verrez des feux allumés, vous entendrez monter des chants joyeux qu’entonnent des groupes assis dans l’herbe, que fleurissent ça et là des papiers gras d’avoir tenu des salaisons et d’où émergent des goulots de bouteilles.
Vous attendrez bien sagement. Une heure, deux heures se passeront à cet affût qui, en Provençal s’appelle si joliment « l’espère ».
Mais vous ne ferez qu’espérer : cette « bête » qui est la finesse même, aura craint les coups d’un maladroit et, avec une persistance qui frise l’entêtement, aura le mauvais goût de ne pas se montrer.
Vous n’aurez peut-être pas vu la bête, mais vous vous serez du moins donné la joie d’assister au réveil de la vie nocturne. Autour de vous, montera le bruissement innombrable, bruit formidable dans le silence vespéral, des infiniment petits qui commencent à s’agiter. Les hôtes de l’étang, les courlis gracieux, les bécasses au vol lourd, les sarcelles jacassantes, les crapauds en mal d’amour, jetteront leur cri, pendant qu’à l’horizon où une à une s’allumeront les étoiles, le soleil disparaitra.
Et lorsqu’enfin, fatigués par cet « espère », qui évoquera pour vous les affûts moins pacifiques d’il y a quelques années derrière les troncs d’arbres déchiquetés de la Gruerie ou des Vosges, vous céderez au découragement et que vous reprendrez, non pas le même chemin, mais celui qui longe la chaussée séculaire, vous emporterez des souvenirs pleins de charmes.
Et vous serez tout de même récompensés de votre constance, car à peine aurez-vous franchi le fossé qui sépare la forêt domaniale de la lande, vous entendrez monter de l’étang une plainte dolente et nostalgique.
Cri de la « bête », chien qui hurle à la mort, mauvais plaisant qui fait la « bête », vous ne saurez jamais, mais il vous sera tout de même loisible d’interpréter ce cri selon votre humeur, les ressources de votre imagination, de cette imagination dont Baudelaire disait qu’elle était « la plus belle de toute les facultés ».
Paul LUQUET
Archives Départementales – Le Moniteur du Puy-de-Dôme – 5 BIB 3/95 –Journal du 19/03/1928.